L’attribution préférentielle d’un local professionnel en indivision : enjeux et procédures

L’attribution préférentielle d’un local professionnel en indivision soulève des questions juridiques complexes à l’intersection du droit des successions et du droit des affaires. Ce mécanisme permet à un indivisaire d’obtenir l’attribution exclusive d’un bien professionnel, dérogeant ainsi au principe du partage égalitaire. Son application aux locaux professionnels présente des spécificités liées à la nature particulière de ces biens et aux enjeux économiques qu’ils représentent. Examinons les conditions, la procédure et les effets de cette attribution, ainsi que les contentieux qu’elle peut susciter.

Fondements juridiques et champ d’application

L’attribution préférentielle trouve son fondement dans les articles 831 à 834 du Code civil. Elle vise à préserver l’unité économique d’une exploitation et à éviter le morcellement des biens professionnels. Pour les locaux professionnels, l’article 831-2 prévoit spécifiquement que l’attribution préférentielle peut porter sur « le local d’habitation ou à usage professionnel […] lorsque le demandeur y a sa résidence ou y exerce sa profession ».

Le champ d’application de cette disposition est large et concerne :

  • Les locaux commerciaux
  • Les cabinets de professions libérales
  • Les ateliers d’artisans
  • Les bureaux d’entreprises

La notion de « local professionnel » doit s’entendre au sens large. Elle englobe non seulement les pièces dédiées à l’activité professionnelle stricto sensu, mais aussi les espaces annexes nécessaires à son exercice (parking, entrepôt, etc.).

L’attribution préférentielle peut s’appliquer dans différents contextes d’indivision :

  • Indivision successorale
  • Indivision post-communautaire après divorce
  • Indivision conventionnelle entre associés

Dans tous les cas, le demandeur doit justifier d’un lien direct entre le local et son activité professionnelle. La Cour de cassation a précisé que ce lien doit être effectif et actuel au moment de la demande (Cass. 1re civ., 3 oct. 2018, n° 17-26.020).

Conditions d’octroi de l’attribution préférentielle

Pour bénéficier de l’attribution préférentielle d’un local professionnel, le demandeur doit remplir plusieurs conditions cumulatives :

Qualité du demandeur

Le demandeur doit être un indivisaire, c’est-à-dire avoir des droits dans l’indivision portant sur le local. Cette qualité peut résulter d’une succession, d’un divorce ou d’une convention d’indivision. Les tiers à l’indivision ne peuvent pas prétendre à l’attribution préférentielle.

Exercice effectif de la profession

Le demandeur doit exercer sa profession dans le local concerné. Cet exercice doit être :

  • Personnel : le demandeur doit être le professionnel utilisant le local
  • Effectif : une simple intention d’exercer ne suffit pas
  • Principal : le local doit être le siège principal de l’activité

La jurisprudence a précisé que l’exercice par l’intermédiaire d’une société ne fait pas obstacle à l’attribution préférentielle, à condition que le demandeur soit le dirigeant effectif de cette société (Cass. 1re civ., 12 juin 2013, n° 12-18.444).

Aptitude à gérer le bien

Le demandeur doit démontrer son aptitude à gérer le local professionnel et à en assumer les charges. Cette condition s’apprécie au regard de ses compétences professionnelles, de sa situation financière et de ses perspectives d’activité.

Absence d’opposition légitime des coïndivisaires

Les autres indivisaires peuvent s’opposer à l’attribution préférentielle s’ils justifient d’un intérêt légitime. Par exemple, si le local est nécessaire à leur propre activité professionnelle ou s’ils démontrent que l’attribution compromettrait gravement leurs intérêts économiques.

Procédure d’attribution préférentielle

La procédure d’attribution préférentielle d’un local professionnel en indivision se déroule en plusieurs étapes :

Demande d’attribution

Le demandeur doit formuler sa demande d’attribution préférentielle :

  • Soit à l’amiable, dans le cadre d’un partage conventionnel
  • Soit en justice, en cas de désaccord entre les indivisaires

La demande doit être motivée et accompagnée de pièces justificatives démontrant que les conditions d’octroi sont remplies (bail professionnel, documents comptables, etc.).

Évaluation du bien

Le local professionnel doit faire l’objet d’une évaluation précise. En cas de désaccord sur la valeur, le tribunal peut ordonner une expertise judiciaire. L’évaluation doit tenir compte :

  • De la valeur vénale du bien
  • De sa valeur d’usage professionnel
  • Des éventuels travaux ou aménagements réalisés

La date d’évaluation retenue est généralement celle du partage effectif, sauf convention contraire des parties.

Fixation de la soulte

L’attributaire devra verser une soulte aux autres indivisaires pour compenser l’inégalité créée par l’attribution. Le montant de la soulte est calculé en fonction de la valeur du bien et des droits respectifs des indivisaires dans l’indivision.

Le juge peut accorder des délais de paiement, dans la limite de dix ans, si l’attributaire justifie de difficultés économiques. Dans ce cas, la soulte est productive d’intérêts au taux légal.

Décision d’attribution

En cas de partage judiciaire, le tribunal statue sur la demande d’attribution préférentielle en tenant compte de l’ensemble des intérêts en présence. Sa décision doit être motivée et peut faire l’objet d’un appel.

Si l’attribution est prononcée, le jugement opère le transfert de propriété du local à l’attributaire. Ce transfert prend effet au jour du partage, sauf disposition contraire.

Effets de l’attribution préférentielle

L’attribution préférentielle d’un local professionnel en indivision produit des effets importants sur les plans juridique, fiscal et économique :

Transfert de propriété

L’attributaire devient propriétaire exclusif du local professionnel. Ce transfert de propriété s’opère rétroactivement au jour du partage. Il entraîne :

  • La fin de l’indivision sur le bien attribué
  • Le transfert des risques à l’attributaire
  • La possibilité pour l’attributaire de disposer librement du bien

Les droits des autres indivisaires sur le local s’éteignent et sont remplacés par une créance de soulte.

Obligations de l’attributaire

En contrepartie de l’attribution, le bénéficiaire doit :

  • Verser la soulte aux coïndivisaires dans les délais fixés
  • Assumer seul les charges liées au local (impôts, travaux, etc.)
  • Respecter les éventuelles conditions fixées par le jugement d’attribution

L’attributaire ne peut pas céder le local ou cesser son activité professionnelle pendant un certain délai, sous peine de révocation de l’attribution.

Conséquences fiscales

L’attribution préférentielle est considérée comme un partage et non comme une vente. Elle bénéficie donc du régime fiscal favorable des partages :

  • Droit de partage de 2,5% sur la valeur du bien
  • Exonération de droits de mutation à titre onéreux
  • Absence de plus-value imposable

Toutefois, le paiement de la soulte peut entraîner des conséquences fiscales pour les coïndivisaires qui la reçoivent (imposition des plus-values).

Impact sur les contrats en cours

L’attribution préférentielle n’entraîne pas, en principe, la résiliation des contrats liés au local professionnel (bail, assurance, etc.). L’attributaire se substitue à l’indivision dans ces contrats, sauf clause contraire.

Pour les baux commerciaux, l’attribution peut constituer une modification dans la personne du bailleur, ouvrant un droit de préemption au locataire (L. 145-46-1 du Code de commerce).

Contentieux et voies de recours

L’attribution préférentielle d’un local professionnel peut générer divers contentieux, tant sur le principe de l’attribution que sur ses modalités :

Contestation des conditions d’octroi

Les coïndivisaires peuvent contester que les conditions d’attribution sont remplies, notamment :

  • L’effectivité de l’exercice professionnel dans le local
  • L’aptitude du demandeur à gérer le bien
  • L’absence d’intérêt légitime à s’opposer à l’attribution

Ces contestations sont examinées par le juge du partage, qui dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation.

Litiges sur l’évaluation du bien

La valeur retenue pour le local professionnel est souvent source de désaccords. Les parties peuvent :

  • Demander une contre-expertise
  • Contester le rapport d’expertise devant le juge
  • Faire appel du jugement fixant la valeur du bien

La Cour de cassation exerce un contrôle restreint sur l’évaluation, limitée à la dénaturation (Cass. 1re civ., 20 mars 2019, n° 18-12.294).

Difficultés liées au paiement de la soulte

Le non-paiement ou le retard dans le paiement de la soulte peut entraîner :

  • La résolution de l’attribution préférentielle
  • La mise en œuvre de garanties (hypothèque judiciaire)
  • Des pénalités de retard

Le créancier de la soulte dispose d’un privilège spécial sur le bien attribué (art. 2374, 3° du Code civil).

Révocation de l’attribution

L’attribution préférentielle peut être révoquée si l’attributaire ne respecte pas les conditions fixées, notamment :

  • Cessation de l’activité professionnelle dans le local
  • Cession du bien avant l’expiration du délai prévu
  • Non-respect des modalités de paiement de la soulte

La révocation entraîne le retour du bien dans l’indivision, avec effet rétroactif.

Voies de recours

Les décisions relatives à l’attribution préférentielle peuvent faire l’objet de recours :

  • Appel dans le délai d’un mois à compter de la notification du jugement
  • Pourvoi en cassation dans les conditions de droit commun

Le recours n’est pas suspensif, sauf si le juge en décide autrement.

Perspectives et évolutions du dispositif

L’attribution préférentielle des locaux professionnels en indivision est un mécanisme en constante évolution, qui soulève des questions nouvelles à mesure que les modes d’exercice professionnel se transforment :

Adaptation aux nouvelles formes de travail

Le développement du télétravail et des espaces de coworking interroge sur l’application de l’attribution préférentielle à ces nouveaux contextes. La jurisprudence devra préciser si un espace partagé peut faire l’objet d’une attribution, et dans quelles conditions.

Articulation avec le droit des sociétés

L’exercice professionnel via des structures sociétaires complexifie l’application de l’attribution préférentielle. Des clarifications sont attendues sur :

  • L’attribution à une société dont l’indivisaire est associé
  • Le sort des parts sociales en cas d’attribution du local à la société
  • La prise en compte de l’intuitu personae dans les sociétés de professionnels

Renforcement de la protection des coïndivisaires

Face aux risques d’abus, une réflexion est menée sur le renforcement des garanties pour les coïndivisaires non attributaires :

  • Encadrement plus strict des délais de paiement de la soulte
  • Mise en place de mécanismes de révision de la valeur en cas de revente rapide
  • Extension du droit de préemption en cas de cession ultérieure

Harmonisation européenne

Dans le contexte de l’harmonisation du droit européen des successions, une réflexion pourrait être menée sur un cadre commun pour l’attribution préférentielle des biens professionnels au niveau de l’Union européenne.

En définitive, l’attribution préférentielle d’un local professionnel en indivision reste un mécanisme complexe, à la croisée de multiples enjeux juridiques et économiques. Son application requiert une analyse fine de chaque situation et une pesée attentive des intérêts en présence. Les praticiens du droit doivent rester vigilants aux évolutions législatives et jurisprudentielles dans ce domaine en constante mutation.